J'ai 13 ans ½ et je suis passionné de foot. Mais comme je suis l'un des plus nuls, je ne joue jamais en match et on ne s'occupe pas de moi à l'entrainement. Je passe au Karaté parce que le prof est le père d'un ami. Je le connais depuis des années et je ne savait pas qu'il pratiquait ce sport. Pour mon premier cour j'ai choisi mon plus beau jogging. On ne sait jamais, il y aura peut-être la fille que j'attendais...
On est 15 à débuter et je suis le plus nul. Peu importe, on s'occupe de moi. On écoute mes rêves d'ado, pire, on ne les trouve pas utopiques... Les deux profs sont encore plus idéalistes et rêveurs que moi ! J'achète mon premier Karaté-Gi, le fameux kimono blanc. Le problème du beau jogging est réglé : ici il ne s'agit pas de paraître dans le coup, ici être comme tout le monde est largement suffisant... Je suis devenu un karatéka, un pratiquant comme tous les autres et le suis encore très fièrement aujourd'hui ! Et oui, la fille que j'attendais était la...
Un Kimono blanc pour elle, un kimono blanc pour moi... Le même pour tous. Fils de fonctionnaire, fille de garagiste, fils d'ouvriers, de notaires, de maires. De toutes tendances politiques, de toutes confessions religieuses, de toutes couleurs, de tous horizons et quel que soit leur âge. Les doués et les pas doués. Les rustres et les intellos. Les gosses et les vieux. Un seul et même habit pour refaire le monde, deux heures par semaine. Un nouvel ordre universel où seule l'expérience différencie les hommes au travers de la couleur de leur ceinture... Mais tous les êtres vivants ont ici la même valeur : humilité suprême, le 10ème dan renonce à la ceinture noire pour l'immense bonheur de remettre à nouveau la ceinture blanche. Le grade n'est qu'une étape de plus pour comprendre que nous avons tous la même valeur, du débutant au senseï, du gros nul au plus doué d'entre tous.
J'ai 18 ans et je reprends le club. Beaucoup dirons que c'était surtout « parce qu'il n'y avait personne d'autre » pour le faire... J'ai peur de ne pas être à la hauteur, mes professeurs, mes parents et une poignée d'enfants sont les seuls à croire en moi. Je n'ai pas su garder la fille que j'avais rencontré, ni dans mes bras, ni au karaté. De l'autre côté du miroir, le monde s'écroule. Le karaté n'est plus aussi merveilleux, être prof est un combat de tous les instants. Les exigences des parents, les pratiquants jamais contents, des convictions et des valeurs que je n'arrives pas encore à faire passer... Je suis un jeune professeur très nul, mais je défends mes rêves d'adolescent dont le karaté est l'incarnation.
Je suis parti pour de nombreuses années de bénévolat. Persuadé que l'important dans la vie ce sont les autres je me perd et m'oublie jusqu'à ce que deux autres professeurs me reprennent en main. Ils me rappellent que l'important c'est de rester avant tout un pratiquant. Il est bien prétentieux de vouloir guider les autres quand on s'est perdu soi-même !
J'ai 40 ans et je me suis trompé plus souvent qu'à mon tour. En vérité, la fille que j'attendais à 4 ans et demi... Aujourd'hui, on me prend pour un bon professeur. Je suis le seul à me rappeler ceux qui disaient « qu'il n'y avait surtout personne d'autre »... On me prend pour un bon professeur parce que dans mon club « il y a des résultats ».
Je suis le seul a me réveiller aujourd'hui avec un immense sentiment d'échec... Parce qu'hier un gros nul n'a pas souhaité venir manger avec ses « camarades ». Marre des brimades, marre de ne jamais être accepté pour ce qu'il est, marre que tout le monde s'en foute. Il y a une trentaine d'année, ce gros nul c'était moi dans mon short rouge et blanc de l'AS. Monaco... Ce coup de blues arrive alors que je venais de prendre la décision qu'il était temps de s'occuper de tous et de réparer le déséquilibre que j'avais en fin de compte moi-même provoqué.
Entre les bosseurs et les rêveurs je n'ai pas de préférence mais dans les faits je n'ai pas su le montrer. Je pensais que ma préoccupation envers le renouveau de l'asso allait provoquer un élan de solidarité... ça sent plutôt le vent de la révolte ! Pour quelques semaines en début de saison et quelques autres à son terme... je savais la fin du monde prévue pour 2012 mais je ne la pensais pas si dramatique !
La saison est finie. L'an prochain je prépare mon 5ème dan. Objectif numéro un. J'aspire à rester avant tout un pratiquant... Malgré tout, j'ai hâte de retrouver mes champions, mes gros nuls, de nouveaux aventuriers et mes actuels professeurs. Ma disponibilité sera moins grande, il y aura une nouvelle donne... Et alors ? Je mettrai encore et toujours mon kimono, j'échouerai encore et encore à faire passer les valeurs qui me sont chères et toujours je pardonnerai et toujours je recommencerai parce que moi aussi je fais des conneries. Ceux qui ne supporterons pas que je n'aille pas dans le sens qu'ils veulent pourront s'en aller. Comme d'autres l'ont fait avant eux, ils pourront toujours me prédire la fin du monde... mais je sais déjà que ce sera juste la fin du monde tel qu'on le connaissais. De toute façon, le karaté c'est la fin du monde tel qu'on le connais... et c'est pour ça que je m'y sent bien.
« It's the end of the world as we know it, It's the end of the world as we know it, and i fell fine... I feel fine...». REM.
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